Guinée : neuf ans après la barbarie de Womey, difficile d’oublier

Article : Guinée : neuf ans après la barbarie de Womey, difficile d’oublier
Crédit: Facely Konaté
16 septembre 2023

Guinée : neuf ans après la barbarie de Womey, difficile d’oublier

Le mardi 16 septembre 2014 à Womey, village situé à 50km de N’Zérékoré le chef-lieu de la Guinée forestière (sud-est de la Guinée), une délégation est envoyée pour une mission de prévention sur le virus Ebola. Cette visite s’est transformée en tragédie car parmi les neuf membres de la délégation (composée d’officiels guinéens, de religieux, de médecins et de journalistes), huit d’entre eux seront tués par les villageois sans que l’on comprenne le motif de ce massacre. Il est indéniable que dans la vie de chaque être humain, il existe une date ou un événement inoubliable. Cette journée restera à jamais gravée dans ma mémoire et à chaque commémoration, je me sens ressuscité. Du stress, de la douleur, de l’angoisse, de la tristesse… J’en ai vécu ce jour-là, ma famille aussi. Cela fait neuf ans aujourd’hui que je ne me suis plus revue avec mon frère, mon complice avec qui nous partagions tout y compris le prénom, Facely Camara. La douleur est immense et j’ai l’impression que c’était hier.

Distance entre N’Zérékoré et Womey en Guinée / Capture d’écran GoogleMaps

Ma vie bascule en un claquement de doigts

Le vendredi 12 septembre, en ma qualité de jeune reporter à la radio Liberté FM de N’Zérékoré, je fus sollicité pour être dans l’équipe de médias qui devait accompagner les autorités pour une tournée de sensibilisation contre le virus Ébola dans différentes collectivités. À ce moment-là, la Guinée faisait face à une épidémie d’Ebola sans précédent avec plusieurs décès déjà enregistrés. La Guinée forestière était l’épicentre de la maladie. Le départ était programmé pour le mardi 16 mais pour moi, les choses ne se passeront pas comme prévu.

À lire aussi : Guinée : les médias acteurs majeur de la lutte contre Ebola

La veille du départ, je reçois un appel de Boubacar Yacine Diallo, à l’époque président de l’Union des Radiodiffusions et Télévisions Libres de Guinée et actuel président de la Haute autorité de la communication, il m’informe d’un évènement qui a lieu le lendemain et auquel je suis tenu de participer. Ne pouvant pas décliner cette proposition, j’ai décidé de me faire remplacer dans l’équipe médias qui devait se rendre à Womey avec les autorités. Le soir vers 19 heures, j’appelle Facely Camara, je l’informe du changement de mon programme et lui demande de me remplacer. Ce qu’il accepte avec joie. En tant que journaliste passionné, il aimait le terrain et est parti sans hésiter.

Facely Camara (en chemise noir et blanc) et moi en 2013 à Koulé (N´Zérékoré) en train d´interviewer le responsable de l´ONG Search For Common Ground après les affrontements intercommunautaires.

Ce petit matin du mardi 16 septembre 2014, comme chaque jour avant d’aller au bureau, Facely passe me chercher à la maison. Nous prenons le petit-déjeuner ensemble comme d’habitude avant de nous diriger vers la radio qui se trouve à quelques mètres de chez moi. Avant de rejoindre l’équipe à la préfecture, le point de départ de la mission, je le raccompagne au portail en le taquinant en ces termes : « Reporter de guerre ! ». À lui de me répondre : « Il ne faut pas que ça soit comme Claude Verlon et Ghislaine Dupont » en faisant référence aux deux reporters de Radio France Internationale (RFI) assassinés le 02 novembre 2012 à Kidal au Mali. Il ignorait certainement qu’il allait subir le même sort et moi je ne savais pas aussi que l’on se quittait à jamais.

À lire aussi : Guinée : La barbarie de Womey sur une équipe de sensibilisation à Ebola continue à défrayer la chronique !

Photo de Facely Camara dans l´enceinte de l´hôpital de N´Zérékoré pendant les affrontements intercommunautaires de 2013.

Une folie collective et barbare

Le mardi matin, la délégation d’officiels arrive à Womey. Aux dires du seul rescapé, l’accueil fut chaleureux et les membres de la délégation s’installèrent pour discuter. Au bout de quelques minutes de sensibilisation, certains villageois commencèrent à se retirer et un groupe important de femmes apparut. Elles sont rejointes par des hommes munis de machettes, de haches… Les jets de pierres commencèrent, puis la débandade, le sauve-qui-peut. Cette situation conduira au massacre de huit personnes.

Mais à N’Zérékoré, l’information n’est pas répandue. Vers 15 heures, je reçois successivement l’appel d’une amie à Conakry, un autre d’un ami directeur de radio à Kissidougou et d’un responsable du bureau des Nations Unies me demandant ce qui se passe à Womey. Je n’avais aucune information. J’appelle Facely mais ses numéros ne passent pas. Je tente d’avoir le Préfet et le gouverneur, les téléphones sonnent mais sans réponse. Je suis confus et perturbé.

Quelques heures après, nous reçevons des informations qui laissent penser qu’une partie de la délégation est prise en otage. Les autorités décident d’envoyer des gendarmes mais face à la résistance des femmes du village, ils se replieront pour « éviter le scénario de Zogota ».

Le lendemain [mercredi], le gouverneur convoque une réunion d’urgence dans la salle de conférence de la préfecture pour réfléchir à une stratégie pour libérer les « otages ». Entre-temps, les ministres Rémy Lamah (Santé) et Alhousseine Makanéra Kaké (Communication) qui étaient en mission à Guéckédou arrivent et assistent à la réunion. Le colonel Rémy demande de déployer l’armée. Mais nous en tant que parents et proches, et qui n’avions aucune nouvelle, avons plutôt demandé une médiation en impliquant les sages et religieux. Nous ne savions pas que les gens de la délégation avaient été tués. Le colonel accède à notre demande et décide d’envoyer des sages et responsables religieux, mais sans suite. Le village est vide, les habitants ont fui.

Le jeudi, le colonel Rémy prend la décision de faire intervenir l’armée. C’est là qu’on découvre que les huit membres de la délégation dont on était sans nouvelles ont été tués, les corps découpés à la machette puis dissimulés dans la fosse septique de l’école du village, recouverte ensuite de ciment.

Le corps méconnaissable de mon ami

À Womey, a eu lieu une barbarie d’un autre âge. Dans la nuit du jeudi, les corps étaient arrivés à l’hôpital de N’Zérékoré dans un état de décomposition avancée.

Le matin, les proches des victimes ont été invités à identifier les corps retrouvés. J’étais dans la famille de mon ami quand j’ai reçu l’appel d’Alpha Saliou Diallo, directeur de radio Liberté. Il me demande comment Facely était habillé, quelle était la couleur de sa ceinture… J’étais agacé par ses questions. « Comment quelqu’un qui travaillait avec toi tu n’arrives pas à l’identifier ? » lui ai-je demandé. Mais il ne répondit pas et ne cessa de pleurer. Ainsi, je décidai de me rendre moi-même à l’hôpital. Pour moi, c’était facile de reconnaître mon homonyme parce qu’il avait un sixième doigt. Mais on parle de doigt si les bras et les mains existent. Lorsque je suis entré dans la morgue je me suis évanoui à la vision du premier corps,. Ce que je venais de voir était inimaginable. J’étais traumatisé. Quand je pense que j’aurais dû être à la place de mon ami…

Chaque année, le 16 septembre, ce triste souvenir me prend de l’intérieur et me déchire violemment le cœur. Mais ce qui me fait mal davantage, c’est l’irresponsabilité de notre État. Aujourd’hui, les familles de ces personnes sont oubliées et rien n’a été fait pour rendre hommage aux victimes. Mais comme on le dit : « Une personne qui a quitté ce monde ne meurt pas tant qu’il reste au moins une personne pour penser à elle, qui continue à perpétuer le souvenir ».

À mon frère et ami Facely Camara et à toutes les autres victimes de cette barbarie inhumaine, je tiens à vous rendre hommage. Vous êtes morts en sauvant des vies et vous êtes nos héros.

Étiquettes
Partagez

Commentaires